ANARCHISME et ABONDANCISME
L'ANARCHISME et L'ABONDANCISME
Reproduction d'une brochure de Gaston LEVAL, aujourd'hui introuvable.
Les surlignages et les commentaires ne sont pas d'origine.
L'Abondancisme
Les libertaires, qui luttent depuis Proudhon, c'est-à-dire depuis un siècle, pour la suppression de l'exploitation de l'homme par l'homme, ne peuvent que se réjouir de voir apparaître des tendances, des groupements, des écoles sociales défendants des idées concordant avec les leurs. Nous ne prétendons pas exercer un monopole idéologique, ni être le seul courant révolutionnaire qui lutte utilement pour l'émancipation des hommes. Nous ne le désirons pas non plus. Nous savons la relativité de notre force, et l'immense puissance du privilège économique et de l'État. Nous ne pouvons également que nous réjouir à la pensée que, dans une crise sociale d'où pourrait surgir un monde nouveau, ces courants viendraient lutter avec nous, et qu'ensemble, en dehors de tout esprit de secte, nous réaliserions l'essentiel de nos aspirations: le socialisme et la liberté. Car, ce qui importe avant tout, c'est l'émancipation économique, politique et morale de l'humanité.
Mais si disposés qui nous soyons à enregistrer fraternellement l'apparition de nouvelles forces révolutionnaires de la pensée ou de l'action, nous sommes obligés de réfuter d'une part certaines erreurs qui tendent à déformer ou à minimiser le contenu réel de l'anarchisme socialiste, et d'autre part de combattre la prétention d'exclusivité de certains principes et de direction idéologique, surtout quand cette direction contient une série d'idées fausses, dont l'application serait mortelle.
Tel est ce qui se produit entre nous et l'école de l'Abondancisme, ou de l'Économie distributive dont Jacques Duboin est le fondateur, et qui groupe des intellectuels et des techniciens qui, hâtons-nous de le dire, ne sont pas tous absolument d'accord avec le Maître, particulièrement en ce qui concerne l'utilisation de l'État dans le nouvel ordre social auquel ils aspirent.
*
Jacques Duboin et ses amis rendent un très grand service à l'évolution sociale de notre époque en soulignant, avec vigueur et une grande abondance d'arguments quotidiens, ce qu'il y a d'absurde dans l'économie libérale et capitaliste. Sa destruction systématique de biens, agricoles ou industriels, dont la période de "crise" allant de 1929 à 1939 a offert tant d'exemples, suffit pour condamner ce régime et préconiser un régime nouveau. Les chiffres placés sous les yeux des hommes sincères sur la destruction du café, du sucre, du coton, du blé, du bétail, etc... sur l'arrachage des plants de vigne ou le ralentissement volontaire de la fabrication de tissus, de meubles, de chaussures, sont convaincants. Disons pourtant que les autres écoles révolutionnaires, communistes et anarchistes, ont fait ces mêmes démonstrations, quoique peut-être moins systématiquement. Ce qui a permis au créateur du Mouvement Abondanciste d'accomplir à ce sujet une oeuvre plus retentissante, ce fut le fait de n'être pas classé comme révolutionnaire, et de pouvoir écrire dans des journaux bourgeois, à une époque où de nombreux esprits qui avaient peur des mots, cherchaient cependant la vérité.
*
Mais cela n'est que l'aspect négatif de la théorie abondanciste. L'aspect positif, celui qui justifie la revendication du socialisme, est l'abondance elle-même.
Les théoriciens de l'Abondancisme dénoncent la contradiction existante entre les
possibilités de prodction et le mode de répartition. Accumulant de
nombreuses statistiques que l'on trouve dans les revues spécialisées
d'Europe et d'Amérique, ils prouvent que la production de biens de
consommation devient telle, grâce au développement du machinisme, de la
technique, de la science appliquée au travail, que l'humanité doit, dès
maintenant, non seulement éliminer le capitalisme qui entrave le
développement normal de la production, mais encore appliquer le
principe, nouveau dans l'éthique de la vie matérielle des hommes, de
l'Économie distributive qui a pour principe la formule suivante: "
à chacun selon ses besoins,
Commentaire
→ C'est faux! En Économie distributive on ne peut pas prendre plus que
sa part!
et de chacun selon ses forces".
Enfin, selon Jacques Duboin, l'organisation de cette vie sociale nouvelle, techniquement, économiquement et éthiquement considérée, serait confiée à l'État utilitaire.
Abondance et Rareté dans l'Anarchisme
À part l'utilisation de l'État, ces idées se trouvent déjà dans les
écrits anarchistes, et Jacques Duboin n'a apporté absolument rien d'original.
Commentaire→
C'EST FAUX! La MONNAIE DISTRIBUTIVE ne se trouvait pas "déjà dans les écrits anarchistes"!
Il a, du reste, été obligé de le reconnaître après une
conférence que j'ai donnée sur ce sujet, et je n'insisterais pas si
cette reconnaissance n'était pas fortuite et si, dans ses livres
souvent intéressants et empreints d'une sincérité indiscutable quant
aux buts poursuivis, il ne présentait pas ces idées comme étant presque
entièrement de son cru.
Pour démontrer que Jacques Duboin, qui a lu Kropotkine, et qui le cite, lui a emprunté beaucoup plus qu'on ne suppose et qu'il n'avoue, il suffit d'ouvrir La Conquête du Pain, livre publié en 1885.
Le premier chapitre proclame déjà les immenses moyens de production dont l'humanité commençait à disposer. Et souvent on croirait lire M. Duboin lui-même:
"Pendant cette période troublée qui a duré un millier d'années, le genre humain... a défriché le sol, desséché les marais, percé les forêts, tracé des routes; bâti, inventé, observé, raisonné; créé un outillage compliqué, arraché ses secrets à la Nature... si bien qu'à sa naissance l'enfant de l'homme civilisé trouve aujourd'hui à son service tout un capital immense, accumulé par ceux qui l'ont précédé. Et ce capital lui permet maintenant d'obtenir, rien que par son travail combiné avec celui des autres, des richesses dépassant les rêves des Orientaux dans les Mille et un Nuits".
Et voici des exemples:
"Sur le sol vierge des prairies de l'Amérique, cent hommes aidés de machines puissantes produisent en quelques mois le blé nécessaire pour la vie de dix mille personnes pendant toute une année... Avec ces être intelligents, les machines modernes — fruit de trois ou quatre générations d'inventeurs, la plupart inconnus — cent hommes fabriquent de quoi vêtir dix mille personnes pendant deux ans. Dans les mines de charbon bien organisées, cent hommes extraient chaque année de quoi chauffer dix mille familles sous un ciel rigoureux".
Dans le chapitre suivant, L'Aisance pour tous, il insiste sur le fait de l'abondance:
"Et nous savons enfin que contrairement à la théorie du pontife de la science bourgeoise — Malthus — l'homme accroît sa force de production bien plus rapidement qu'il ne se multiplie lui-même... Tandis que la population de l'Angleterre n'a augmenté, depuis 1844, que de 62 pour 100, sa production a grandi, au bas mot, dans une proportion double, soit de 130 pour 100. En France, où la population a moins augmenté, l'accroissement est cependant très rapide... Aux États-Unis, le progrès est encore plus frappant: malgré l'immigration ou plutôt à cause de ce surplus de travailleurs d'Europe, les États-Unis ont décuplé leur production".
Cette idée de l'accroissement prodigieux de richesses que les hommes produisent et peuvent produire, revient dans de nombreuses pages du livre. On la retrouve, dans son dernier chapitre l'Agriculture, où Kropotkine s'efforce de démontrer qu'en cas d'isolement, la commune de Paris pourrait, grâce à la culture intensive, être nourrie par les seuls départements de la Seine et de Seine-et-Oise.
Devant ces faits, il conclut catégoriquement:
"Et si, dans l'industrie comme dans l'agriculture, comme dans l'ensemble de notre organisation sociale, le labeur de nos ancêtre ne profite surtout qu'au petit nombre, il n'est pas moins certain que l'humanité pourrait déjà se donner une existence de richesse et de luxe, rien qu'avec les serviteurs de fer et d'acier qu'elle possède".
Quand on pense à la multiplication de ces serviteurs et à l'accroissement de l'énergie employée depuis 1885, on suppose quel serait aujourd'hui le langage de Kropotkine.
*
Ce que les possibilités de production représente pour l'humanité a donc
été signalé par nous depuis longtemps, et le Mouvement
Abondanciste n'a, là-dessus, fait montre d'aucune originalité.
Commentaire
→ C'EST FAUX! La MONNAIE DISTRIBUTIVE est absolument originale!
Toutefois, il semble avoir innové davantage en dénonçant l'organisation de la rareté.
C'est en effet une affirmation généralisée que la production est conditionnée par la loi de l'offre et de la demande, qu'agriculteurs et industriels ne produisent que d'après les possibilités d'écoulement de leurs produits.
Le Mouvement Abondanciste démontre que, dans des buts spéculatifs, mais surtout pour empêcher que l'abondance mène au socialisme, le capitalisme freine volontairement la production. Et il dénonce cette organisation de la rareté.
Eh bien, les anarchistes l'ont fait longtemps avant. Prenons à nouveau Kropotkine. Après avoir dit combien nous produisons, il ajoute:
"Mais ces chiffres ne donnent qu'une idée bien faible de ce que notre production pourrait être dans de meilleures conditions". Et voici le premier système de freinage: "Aujourd'hui à mesure que se développe la capacité de produire, le nombre des oisifs et des intermédiaires augmente dans une proportion effroyable. Tout au rebours de ce qui se disait autrefois entre socialistes, que le Capital arriverait bientôt à se concentrer en un si petit nombre de mains qu'il n'y aurait qu'à exproprier quelques millionnaires pour rentrer en possession des richesses communes, le nombre de ceux qui vivent aux dépens du travail d'autrui est toujours plus considérable".
En France "il n'y a pas dix producteurs directs sur trente habitants". En Angleterre "les statisticiens doivent exagérer les chiffres pour établir un maximum de 8 millions de producteur sur 26 millions d'habitants".
À cette réduction de la production par la réduction des producteurs s'ajoute un deuxième système de freinage: celui que les abondancistes dénoncent sous le nom d'organisation de la rareté:
"Ce n'est pas tout. Ceux qui détiennent le capital réduisent constamment la production en empêchant de produire. Ne parlons pas de ces tonneaux d'huîtres jetés à la mer pour empêcher que l'huître devienne une nourriture de la plèbe et cesse d'être une friandise de la gent aisée; ne parlons pas des mille et mille objets de luxe — étoffes, nourriture, etc, etc... — traités de la même façon que les huîtres. Rappelons seulement la manière dont on limite la production des choses nécessaires à tout le monde. Des armées de mineurs ne demandent pas mieux que d'extraire chaque jour le charbon et de l'envoyer à ceux qui grelottent de froid. Mais très souvent un bon tiers des ces armées, deux tiers sont empêchés de travailler plus de trois jours par semaine, les hauts prix devant être maintenus. Des milliers de tisserands ne peuvent battre les métiers, tandis que leurs femmes et leurs enfants n'ont que des loques pour se couvrir, et que les trois quarts des Européens n'ont pas un vêtement digne de ce nom.
"Des centaines de haut-fourneaux, des milliers de manufactures restent constamment inactifs, d'autres ne travaillent que la moitié du temps... Des milliers d'hommes seraient heureux de transformer les espaces incultes ou mal cultivés en champs couverts de riches moissons..."
Kropotkine cite d'autres exemples, et conclut: "C'est la limitation consciente de la production".
Entre la "limitation consciente de la production", et l'"organisation de la rareté", quelle différence y a-t-il?
Puis, l'auteur de La Conquête du Pain dénonce le troisième moyen de freinage de la production:
"...mais il y a aussi la limitation indirecte et inconsciente qui consiste à dépenser le travail humain en objets absolument inutiles ou destinés uniquement à satisfaire la sotte vanité des riches". Il illustre son affirmation, et voici enfin sa conclusion générale :
"Donc, si l'on prend en considération, d'une part la rapidité avec laquelle les nations civilisées augmentent leur force de production, et d'autre part les limites tracées à cette production, soit directement, soit indirectement par les conditions actuelles, on doit en conclure qu'une organisation économique tant soit peu raisonnable permettrait aux nations civilisées d'entasser en peu d'années tant de produits utiles qu'elles seraient forcées de s'écrier: " Assez! assez de charbon! assez de pain! assez de vêtements! Reposons-nous, recueillons-nous pour mieux utiliser nos forces, pour mieux employer nos loisirs!"
Communisme libertaire et Économie distributive
Jacques Duboin a écrit des pages magnifiques pour réfuter le principe de la rétribution personnelle selon les œuvres de chacun, et pour défendre cet autre principe: "À chacun selon ses besoins, de chacun selon ses forces". Mais, là encore, il a trop voulu faire figure de novateur en ne disant pas ce qu'il prenait aux autres, et particulièrement à l'école anarchiste.
Ce principe a été énoncé d'abord par Louis Blanc. Les anarchistes, après avoir été mutuellistes avec Proudhon qui demandait la possession par chacun de ses moyens de production, ou sa rétribution selon son travail; après avoir été collectivistes — possession collective des moyens de production et rétribution de chacun "selon ses œuvres" — dans la Première Internationale, et, en Espagne, jusqu'en 1900 (Ricardo Mella fut le dernier théoricien du collectivisme) adoptèrent, en leur immense majorité, le principe "à chacun selon ses besoins, de chacun selon ses œuvres".
C'est la formule qu'en France, en Allemagne, en Angleterre, en Espagne, en Italie, dans toute l'Europe, en Amérique du Nord et du Sud, en Afrique du Nord, en Chine et qu Japon, ils ont propagée sans relâche depuis près de soisante-cinq ans. Et ils l'ont justifiée au nom des principes moraux d'abord, de l'histoire humaine et du développement de l'économie ensuite.
Principes moraux: avant le droit du producteur "au produit intégral de son travail", comme réclament encore certaines gens, nous avons réclamé "le droit à la vie de tout être humain qui n'est pas volontairement parasitaire". Un enfant n'est pas un producteur, et s'il y a un seul enfant dans un ménage et quatre dans l'autre, tous on droit aux mêmes possibilités de soins d'aliments, de nourriture, d'hygiène, d'instruction et d'éducation. Une mère qui soigne sa famille chez elle a droit aux mêmes possibilités vitales que la femme sans enfant qui travaille. De même pour le vieillard, le malade, l'infirme. C'est pourquoi Sébastien Faure écrivait que le but de l'anarchisme était d'"instaurer un milieu social qui assure à chaque individu toute la somme de bonheur adéquate à toute époque, au développement progressif de l'humanité".
Voilà pour les raisons morales. Il en est d'autres. Vers 1876, les anarchistes italiens, parmi lesquels Caffiero, Malatesta, Covelli, Andréa Costa exposaient que toutes les terres ne donnent pas les mêmes rendements, qu'indépendamment de la qualité, toutes les mines ne permettent pas d'extraire une même quantité de charbon, de fer ou de cuivre. Les anarchistes communistes espagnols disaient de même dans leur polémique avec leurs camarades collectivistes.
Mais Kropotkine élargit ces bases. En des pages que nous retrouvons presque intégralement chez Jacques Duboin, il rappelle d'abord que tout ce dont nous disposons, tout ce que nous avons trouvé à notre naissance est le résultat des efforts et du sacrifice de générations innombrables.
"Pendant des milliers d'années, des millions d'hommes ont travaillé à éclaircir les futaies, à assécher les marais, à frayer les routes, à endiguer les rivières. Chaque hectare du sol que nous labourons en Europe a été arrosé des sueurs de plusieurs races; chaque route a une histoire de corvées, de travail surhumain, de souffrances du peuple. Chaque ligne de chemin de fer, chaque mètre de tunnel ont reçu leur part de sang humain".
"Les puits des mines portent encore, toutes fraîches, les entailles faites dans le roc par le bras du pionnier. D'un poteau à l'autre les galeries souterraines pourraient être marquées d'un tombeau de mineur, enlevé dans la force de l'âge par le grisou, l'éboulement ou l'inondation".
"Les cités, reliées entre elles par des ceintures de fer et des lignes de navigation, sont des organismes qui ont vécu des siècle. Creusez-en le sol, et vous y trouverez les assises superposées de rues, de maisons, de théatres, d'arènes, de bâtiments publics. Approfondissez en l'histoire, et vous verrez comment la civilisation de la ville, son industrie, son génie ont lentement grandi et mûri par le concours de tous ses habitants, avant d'être devenus ce qu'ils sont aujourd'hui".
Kropotkine écrivit ainsi d'autres pages qui ont une valeur éternelle, et après avoir multiplié les arguments entièrement nouveaux pour montrer que "Science et industrie, savoir et application, découverte et réalisation pratique menant à de nouvelles découvertes, travail cérébral et travail manuel — pensée et œuvres de ses bras — tout se tient", il demande:
"Alors, de quel droit quiconque pourrait-t-il s'approprier la moindre parcelle de cet immense tout et dire: "ceci est à moi, non à vous?".
*
Le communisme libertaire prend ainsi une envergure philosophique basée sur
la biologie de l'histoire. Dans son
argumentaire, Jacques Duboin n'a pas été plus loin. Il n'a pas dit
d'avantage.
Commentaire
→ C'EST FAUX! Il a été plus loin en parlant de la MONNAIE DISTRIBUTIVE!
Et on retrouve l'influence de Kropotkine qu'il cite pour renforcer ses
thèses, mais dont il se garde bien de dire tout ce qu'il lui a
emprunté, dans d'autres justifications de sa thèse communiste (nous
prenons le mot dans son sens le plus large, qui n'a rien à voir avec le
léninisme, le trotskysme ou le stalinisme).
Dans la cinquième lettre de son livre Égalité Économique, le plus important de ceux qu'il a écrit, nous trouvons l'affirmation suivante:
"A côté de la poursuite de l'intérêt personnel il y a eu toujours chez les hommes un mouvement inverse de solidarité au moins aussi puissant et qui n'a jamais demandé qu'à se développer. Le coeur, l'intelligence, l'amour-propre sont parfaitement capables de s'entendre pour obliger les hommes à faire de grandes choses".
Et il prouve cette assertion en parlant de l'entr'aide dans les communautés barbares, dans les communautés de villages, du droit coutumier, des cités du moyen âge, des corporations, et, de nos jours, de l'entr'aide pour les travaux des champs, de celle pratiquée dans les syndicats, etc.
Or, tout cela n'est qu'un résumé de la deuxième partie de l'Entr'aide,
de Kropotkine. Que Jacques Duboin, dont nous ne nions ni le talent, ni
la vaste culture, prenne dans certains cas "son bien où il le trouve",
n'est pas ce qui nous importe. Ce qui nous
importe, c'est qu'il ne prétende pas apporter des conceptions entièrement nouvelles et des
justifications plus ou moins inédites, et être le pontife d'une école
qui croit avoir découvert ce que nous disons depuis près de trois
quarts de siècle.
Commentaire → C'EST FAUX! Les anarchistes ne parlent pas de la MONNAIE
DISTRIBUTIVE depuis "près de trois quarts de siècles"!!!
*
J'avais montré ces choses sans acrimonie au cours de la conférence dont j'ai parlé. Jacques Duboin dut reconnaître que d'autres, avant lui, les avaient préconisées. Il parla de Kropotkine et de Bakounine, de la pensée chrétienne et des premières communautés chrétiennes. Puis dans un article intitulé "Réponse au Libertaire" (La Grande Relève, juin 1948) il cite Babœuf, les Védas, le Coran, le Zend Avesta, en affirmant que "toutes les religions sont autant de routes qui mènent au même but : l'égalité économique".
Cette dernière affirmation est des plus discutables. Mais Kropotkine ni ses continuateurs n'ont jamais nié les précédents historiques du principe "à chacun selon ses besoins". Ils ont cité Mably et Sylvain Maréchal. Rabelais et le christianisme, Campanella et Thomas Morus, Wicleff, Jean Huss et les anabaptistes. Ils n'ont négligé ni Platon, ni les moeurs des fourmis ou celles des Esquimaux.
Et dans la pratique humaine, Kropotkine, Elisée Reclus et son frère Elie, Jean Grava, Malato, Ricardo Mella ont cité l'exemple des populations primitives d'Afrique, de certaines régions de l'Amérique et de l'Asie, de certaines périodes de l'Europe.
Non, nous ne prétendons pas avoir apporté un nouveau principe économique et social.
Mais pourquoi le Mouvement Abondanciste prétend-il l'avoir apporté en
changeant les noms, et en appelant économie distributive ce que l'on a,
depuis longtemps, appelé communisme - libertaire ou autoritaire?
Commentaire
→ À cause de la MONNAIE DISTRIBUTIVE...
Platon préconisait l'économie distributive. La tribu
africaine dont les membres partagent le fruit de la chasse pratique l'économie
distributive. La tribu d'Esquimaux, qui fait de même pratique
l'économie distributive, ou le principe communiste "à chacun selon ses
besoins".
Commentaire
→ C'EST FAUX! Platon, les africains et les esquimaux ne connaissaient
pas la MONNAIE DISTRIBUTIVE!
Nous n'avons rien apporté de nouveau.
Le communisme, comme l'anarchie — organisation sans gouvernement et sans
Etat — sont vieux comme le monde. De tout temps ils ont coexisté avec
l'individualisme et l'autorité. Mais ce que nous avons apporté de
nouveau, c'est la justification théorique du principe communiste. Avant
Kropotkine, personne n'avait réuni tant d'arguments où le principe
moral, les connaissances historiques, scientifiques de toutes sortes,
et l'analyse de la vie économique concourent au même but: ni Babœuf,
ni Louis Blanc, ni Pierre Leroux n'ont donné des justifications aussi
solides que celles apportées par les anarchistes. En cela, nous n'avons
plagié personne. Mais nous sommes bien obligés de constater que, malgré
sa culture et son intelligence. Jacques Duboin nous ramène invinciblement à Kropotkine.
Commentaire
→ Avec, en plus, la MONNAIE DISTRIBUTIVE!
*
Communisme, libertaire ou autoritaire, et Economie distributive sont donc une même
chose, qui tend aussi à une même chose: l'égalité économique.
Commentaire
→ L'Économie distributive est une étape vers le communisme libertaire:
ce n'est donc pas la même chose!
Pourquoi faut-il que Jacques Duboin s'efforce d'affirmer le contraire, toujours
poussé par sa prétention d'apporter des principes nouveaux, et par son
intention d'annuler les mouvements plus ou moins parallèles comme un
boutiquier qui se déferait de ses concurrents?
Commentaire
→ À cause de la MONNAIE DISTRIBUTIVE!
Car, après avoir écrit dans l'article mentionné: "Nous poursuivons le noble but de Kropotkine à qui j'ai rendu hommage dans mes écrits", et après avoir cité le Coran et le Zend Avesta, Babœuf et Jésus Christ, il affirme:
"Mais entre votre doctrine et la nôtre, il existe un fossé:
le communisme libertaire repose sur l'échange,
Commentaire → Bien sûr que c'est
faux!
alors que l'Économie Distributive, son nom l'indique, repose
sur la distribution. C'est là une différence fondamentale. En effet,
entre l'échange des produits du travail (que vous maintenez) et la
distribution de ces mêmes produits (que nous réclamons) il y a le même
abîme que celui qui sépare la vente du don gratuit".
Une fois encore, Jacques Duboin s'efforce de fausser le sens de nos idées pour faire primer les siennes.
Car, si le principe du communisme est: "À chacun selon ses besoins, de
chacun selon ses forces", si l'on donne à chaque individu, homme, femme
ou enfant, ce qui lui est nécessaire, sans mesurer ce qu'il apporte en
compensation, ni même s'il apporte quelque chose — toujours à
conditions qu'il ne soit pas volontairement parasitaire — il n'y a pas
échange. Il y a... Économie distributive.
Commentaire
→ C'EST FAUX! Pour qu'il puisse y avoir Économie distributive il faudrait qu'il y
ait MONNAIE DISTRIBUTIVE!
Il y aurait échange si, appliquant le principe collectiviste que les
anarchistes ont repoussé "à chacun selon ses œuvres", on rétribuait
l'individu d'après les services par lui rendus à la société. Du moment
que, selon la formule communiste, on ne mesure ni les services qu'il
rend, ni les produits qu'il consomme en compensation,
Commentaire
→ C'EST FAUX! En Économie distributive les produits sont mesurés par la MONNAIE
DISTRIBUTIVE...
on pratique ce
que Jacques Duboin a baptisé du nouveau nom d'Économie distributive.
"La possession commune des instruments de travail amènera nécessairement la jouissance en commun des fruits du labeur commun", écrivait Kropotkine. Puis il cite les pratiques communistes des cités du moyen âge, de la commune rurale d'hier, l'utilisation du pont, de la route, des musées, des bibliothèques, des parcs, des jardins publics. Il parle des tramways, des voies ferrées de certains pays, des services postaux (Toutes choses répétées par les abondancistes) "autant d'institutions fondées sur le principe "prenez ce qu'il vous faut". Et il conclut:
"Comment donc douter que, le jour où les instruments de production seraient remis à tous, où l'on ferait la besogne en commun, et le travail recouvrant cette fois la place d'honneur dans la société, produirait bien plus qu'il ne faut pour tous, comment douter qu'alors cette tendance (déjà si puisssante), n'élargisse sa sphère d'action jusqu'à devenir le principe même de la vie sociale?"
Et la formule littéralement peu heureuse de la prise au tas, recommandée pour les denrées et les vêtements, complète cette large exception de la vie.
Le communisme libertaire n'a donc rien à voir avec l'échange des
produits dans le sens où l'entend Jacques Duboin.
Commentaire
→ Là c'est Gaston Leval qui a raison!
Si ses définisseurs ont voulu que le paysan travaillant une terre pauvre puisse consommer
autant que le paysan travaillant une terre riche, que le mineur ne
pouvant extraire que cinq cents kilos de charbon puisse consommer
autant que le mineur qui en extrait quatre tonnes, que la mère de
famille ne pouvant pas travailler parce qu'elle élève ses enfants
consomme autant que la femme qui peut travailler parce qu'elle n'en a
pas — ou plus exactement obtenir ce dont elle a besoin, comme celle qui
travaille — c'est parce qu'ils ont depuis longtemps dépassé l'économie
échangiste.
*
Ils l'ont dépassés au point de vue individuel comme au point de vue collectif. Le faible rendement du cultivateur ou du mineur n'est pas le fait de l'homme pris isolément. Ce sont des régions entières, quelquefois des pays, dons le sol plus pauvre ou le climat moins favorable ne permettent pas d'obtenir des récoltes abondantes ou des troupeaux aussi nombreux que dans d'autres régions plus favorisées; ce sont des bassins entiers, quelquefois des pays, dont les mines ne fournissent que peu de charbon, ou un charbon inférieur, ou un minerai de fer dont la teneur en métal pur est de trente pour cent, alors qu'elle est de cinquante, soixante ou soixante-dix pour cent dans d'autres régions, dans d'autres pays.
Nous savons cela. Et si nous avons conservé le mot d'échange, nous n'avons jamais pensé qu'il faudrait fournir du blé et de la viande aux mineurs d'après le charbon, le fer ou le cuivre qu'ils apporteraient, ni aux cultivateurs des engrais, des vêtements, des machines, tous les élèments de vie d'origine industrielle d'après les produits agricoles qu'ils fourniraient. Cela serait de l'échangisme, mais non du communisme libertaire.
Cette conception s'élargit encore. Jacques Duboin s'élève avec raison contre l'échangisme international, c'est-à-dire contre la fourniture de produits en proportion équivalente de quantité, de qualité ou de prix.
Mais depuis Bakounine, les anarchistes ont préconisé la fédération de l'humanité sur le plan mondial, et l'organisation concertée de l'économie sur le même plan. Et il a toujours entré dans leur morale et dans leur but que les régions du globe les plus favorisées aideraient les moins favorisées.
L'auteur de ces lignes écrivait en 1931 (Problemas econômicos de la Revoluciôn Española) qu'on ne devait plus parler d'échange, mais de circulation des produits. La complexité croissante de la vie rend de plus en plus impossible l'application de la vieille formule: produits contre produits, services contre services. D'abord parce que de plus en plus les spécialisations industrielles rendent ces échanges impossibles. Proudhon ne voyant, pendant une longue période, que l'artisan, pouvait revendiquer cette formule. Elle devenait inapplicable quand le travail collectif de l'atelier, de la fabrique ou de l'usine ne permettait plus d'individualiser la part de chacun, quand la machine, l'étoffe, le meuble fabriqués étaient destinés à des hommes résidant à vingt, cent, mille kilomètres et qui ne produisaient pas ce dont l'ouvrier avait besoin.
Il en était de même pour les fruits, les légumes, la viande, les céréales, le lait, le vin que les moyens de transport faisaient circuler à des distances croissantes. L'économie échangiste n'était plus possible qu'au moyen de l'argent, et les communistes anarchistes repoussaient l'emploi de l'argent.
D'autre part, nous savions très bien que les services sociaux se multiplient à mesure que se développe la civilisation. Un médecin, une infirmière qui soignent, un métallurgiste ne lui demanderont pas un morceau de chaudière en échange de leurs soins. L'enseignement, l'hygiène, les transports, la poste ne sont pas des fonctions individuellement interchangeables. Tout porte donc à ce que l'économie soit considérée comme une activité sociale au service de tous, et dont tous soient les bénéficiaires parce que la raison fondamentale et suprême à la fois est pour tous le même droit à la vie.
*
Dans l'Économie distributive, nous disent Jacques Duboin et ses disciples, le but de la production n'est pas l'échange, le profit personnel, mais la consommation. C'est la consommation qu'il faut assurer. La satisfaction des besoins est le but, la production est le moyen. Et les abondancistes sont convaincus d'avoir fait là une grande découverte.
Une fois de plus nous les avons précédés. Kropotkine définissait l'économie "l'étude des besoins de l'humanité et des moyens de les satisfaire avec la moindre perte possible de forces humaines".
"Ouvrez, écrivait-il, n'importe quel ouvrage d'un économiste. Il débute par la production, l'analyse des moyens employés aujourd'hui pour créer la richesse, la division du travail, la manufacture, l'oeuvre de la machine, l'accumulation du capital. Depuis Adam Smith jusqu'à Marx, tous ont procédé de cette façon. Dans la deuxième ou la troisième partie de son ouvrage seulement, il traitera de la consommation, c'est-à-dire de la satisfaction des besoins de l'individu."
Kropotckine place au premier rang le besoin, et proclame: "Il serait donc, pour le moins, tout aussi logique de commencer par là et de voir ensuite comment il faut s'y prendre pour subvenir à ces besoins par la production". Et il ajoute: "C'est précisément ce que nous faisons".
Puis, après avoir posé les problèmes du logement, du vêtement, de la nourriture, il résume:
"Voici 350 millions d'Européens. Il leur faut chaque année tant de pain, tant de viande, de vin, de lait, oeufs et beurre. Il leur faut tant de maisons, tant de vêtements. C'est le minimum de leurs besoins. Peuvent-ils produire tout cela? S'ils le peuvent, leur restera-t-il du loisir pour se procurer le luxe, les objets d'art, de science et d'amusement — en un mot tout ce qui ne rentre pas dans la catégorie du strict nécessaire? — Si la réponse est affirmative, qu'est-ce qui les empêche d'aller de l'avant? Qu'y a-t-il pour aplanir les obstacles? Faut-il du temps? qu'ils le prennent. Mais ne perdons pas de vue l'objectif de toute production -la satisfaction des besoins". Cette nouvelle conception des choses ferait alors comprendre que "les prétendues lois de la valeur, de l'échange, etc., ne sont que l'expression souvent fausse — le point de départ étant faux — de faits tels qu'ils se passent en ce moment, mais qui pourraient se passer et qui se passeront tout différemment quand la production sera organisée de manière à subvenir à tous les besoins de la société".
On le voit, c'est sur le plan européen d'où était banni l'échangisme, que Kropotkine posait alors les problèmes de l'économie, et il donnait à celle-ci pour but non plus l'échange mais la satisfaction des besoins de tous les membres de la société.
*
Les réalisations de la révolution espagnole sont une preuve de plus d'application de ce que Jacques Duboin appelle Économie distributive, et que nous appelons communisme libertaire. Dans les quelque mille cinq cents collectivités agraires où la liberté d'application de nos conceptions fut plus grande que dans les zones industrielles, chaque homme, chaque femme, chaque enfant reçut des vivres et des vêtements d'après ses besoins, non d'après l'importance mesurée de son travail, ce qui aurait impliqué un échange.
Les collectivités étaient fédérées, par canton, qui échangeaient leurs produits avec ceux des zones industrielles, car dans ces zones la révolution sociale était freinée par les gouvernements centraliste et catalan, par les partis républicains, régionalistes, socialiste, communiste, par les bourgeois et les capitalistes "antifascistes" contre lesquels nous devions lutter.
Mais dans les fédérations cantonales, c'étaient les collectivités les plus pauvres qui recevaient les bêtes de trait ou les produits industriels obtenus, même si elles n'avaient rien donné en échange. Puis, dans les fédérations régionales, les cantons les plus pauvres recevaient les produits industriels, les machines agricoles, les bêtes de trait, les semences sélectionnées, les engrais obtenus grâce aux produits fournis par les cantons plus favorisés. Si la grêle ravageait, si la gelée détruisait les plantes, les arbres fruitiers, les céréales d'une collectivité, le canton entier l'aidait et la collectivité ne devait rien.
Tel était ce que faisaient en Espagne les anarchistes, qui ne connaissaient pas même le nom de Jacques Duboin, mais qui étaient communistes libertaires.
Abondance et Socialisation
J'ai jusqu'ici énuméré les principes et les buts de l'Économie
distributive avec lesquels nous sommes d'accord, et exposé que
ces principes et ces buts, s'ils n'ont pas été pris à l'anarchisme, sont
directement inspirés par lui,
Commentaire
→ Sauf la MONNAIE DISTRIBUTIVE!
que Jacques Duboin et ses amis le veuillent ou non.
Je vais maintenant exposer quels sont nos désaccords. Tout ce qu'il y a de juste dans l'Abondancisme n'est pas original, et tout ce qui est original est erroné.
Quoique bon nombre des raisons qui ont donné naissance et qui donnent vie à ce mouvement soient avant tout morales — les écrits de Jaques Duboin en font foi — le Mouvement Abondanciste a pour base l'apparition de l'abondance, ou des possibilités d'abondance. Son but primordial est cette abondance qui doit assurer aux hommes plus de bien-être avec moins d'efforts. Il combat le capitalisme parce qu'il empêche l'abondance de se réaliser. Et, voulant éliminer le capitalisme afin de réaliser l'abondance, il aboutit au socialisme.
Il y a, au fond, une certaine analogie entre cette conception et celle du marxisme pour qui le socialisme devrait être le résultat de la contradiction existant entre les formes de production et l'économie capitaliste.
C'est au nom de cette conception que les abondancistes dénoncent opiniâtrement "l'organisation de la rareté" qui maintient la misère et le capitalisme.
Les anarchistes ont toujours tenu compte de ce que les progrès de la technique représentaient. Et ce n'est pas seulement dans La conquête du pain, mais aussi, sous la plume de Kropotkine, dans Champs, fabriques et ateliers, et dans de nombreux écrits libertaires ainsi que dans leur propagande orale, que les applications de la science à l'économie ont été de tous temps soulignées comme des facteurs favorables au progrès social.
Mais nous affirmons d'abord que l'élimination du capitalisme et la
réalisation du socialisme n'impliquent pas forcément la pré-existence
de l'abondance, et ensuite que l'existence de cette abondance ne mène
pas forcément au socialisme. Nous affirmons même que le socialisme peut
être réalisé sans abondance.
Commentaire
→ Je suis tout à fait d'accord: c'est d'ailleurs pour ça que personnellement
je fais très nettement la distinction entre l'Abondancisme (qui met - à juste titre -
en lumière les abominables paradoxes du capitalisme) et l'Économie distributive proprement dite!
*
Et d'abord, qu'est-ce que l'abondance? Si nous prenons quelques pays privilégiés, les États-Unis d'Amérique, le Canada, l'Argentine, le Brésil — étant donné la faible densité de sa population et ses richesses non exploitées — le Danemark, la Hollande, la Russie demain, on peut parler d'abondance réelle et possible. Mais nombreux sont les pays qui, par la grande densité de leur population et la faiblesse relative des ressources de leur sol et de leur sous-sol, ne peuvent pas connaître de véritable abondance.
L'Espagne, l'Italie, l'Allemagne, une bonne partie des pays balkaniques, l'Autriche , la Pologne, la Tchécoslovaquie, presque tous les pays d'Amérique centrale, les Indes, le Japon, probablement la Chine et presque toute l'Afrique sont dans ce cas. Ces pays seraient donc condamnés à ne jamais arriver à la justice économique? L'Italie qui n'a pas de fer, qui n'extrait de ses mines qu'un million de tonnes de charbon par an, qui, même en utilisant toutes ses forces hydrauliques, n'obtiendra pas le tiers de H.P. de ce que peut obtenir la France pour une population de 46 millions d'habitants encore croissante, qui cultive jusqu'au dernier centimètre carré de son sol, et qui, même en perfectionnant ses cultures, n'arrivera jamais à l'abondance véritable, ne pourra-t-elle donc pas se libérer de l'exploitation de l'homme par l'homme?
Les abondancistes répondront: "Nous sommes pour l'internationalisation de l'économie, pour la distribution mondiale des richesses créées". Et c'est très bien. Mais le don, fait par les pays riches, des biens par eux produits, appauvrit ces pays et annule l'abondance dont ils peuvent jouir.
Les Etats-Unis en offrent en ce moment un exemple. D'abord, l'Américain du Nord n'a pas la même conception de l'abondance que l'Espagnol, le Portugais ou le Bulgare. C'est ce qui fait que l'ouvrier, le paysan, l'employé nord-américains dont le standard de vie actuel serait l'abondance pour les habitants des pays plus pauvres, se plaignent de ne pas avoir assez de produits à leurs disposition.
Pour envoyer à d'autres pays un dixième de leurs produits alimentaires, il faut qu'ils "se serrent la ceinture", selon l'expression graphique du président Truman. Les abondancistes prétendent que les États-Unis envoient à l'Europe les produits exédentaires dont ils ne savent que faire. C'est peut-être vrai pour certains produits, pris séparément, et dont les chiffres, présentés aussi séparément, peuvent impressionner ceux qui ne voient pas l'ensemble des problèmes. Mais dans l'ensemble, c'est le contraire qui est vrai. Il n'est que de voir les démarches et les appels incessants des gouvernants européens à Washington pour s'en convaincre. Il n'est que de voir en même temps la lutte que les anti-isolationnistes américains doivent mender contre les conservateurs du parti républicains, qui sont les agents de la haute industrie, pour le vérifier.
Pour l'honneur de l'espèce humaine, qui est aussi capable de générosité, il faut dire que les Américains du Nord sont parfaitement capables de consommer la plupart des marchandises qu'ils envoient sous forme d'aide à l'extérieur. Et que souvent, quand certaines exportations ne sont pas motivées par ce but élevé, elles le sont par la spéculation qui organise la rareté sur le marché national afin de provoquer la hausse des prix, mais pas par une surabondance des produits.
*
De fait -et en cela je fais mes réserves sur l'optimisme kropotkinien- il est difficile que l'on arrive jamais à l'abondance telle que nous la concevons maintenant, car la multiplication des besoins est un fait naturel, et leur satisfaction un fait normal. Le standard de vie de l'ouvrier parisien en 1930 représentait l'abondance par rapport à celui de 1948; et plus encore par rapport à celui de 1848. Pourtant, l'ouvrier parisien de 1930 ne pensait pas vivre dans l'abondance, pas plus que l'ouvrier nord-américain qui change son automobile tous les ans. Dans l'évolution de tous les peuples, ce qui semble excessif ou inaccessible devient normal, ce qui semble normal et suffisant, devient insuffisance indiscutable.
*
Or, pour atteindre son actuel niveau d'existence qui ne lui semble pas excessif, la nation américaine qui dispose, pour 145 millions d'habitants, d'une superficie aussi grande que l'Europe et d'un sous-sol beaucoup plus riche, est en train d'épuiser rapidement ses matières premières. Elle doit, en prévision de cet épuisement, acheter de plus en plus du pétrole et du fer au reste du monde, et ces besoins sont une des causes de son impéralisme croissant.
Supposons que l'on étende, sur le globe, un standard de vie — dont les abondancistes ont, quant aux couches sociales inférieures de la population nord-américaine démontré l'insuffisance — comparable à celui des États-Unis. Sommes-nous sûrs que les gisements de fer, de plomb, de zinc, de nickel, de cuivre, de mercure qu'il faudrait exploiter pour les quelque deux milliards trois cent millions d'habitants du globe qui au rythme d'accroissement actuel seront environ cinq milliards dans un siècle ne seront pas rapidement épuisés?
Il existe un autre mouvement social, qui dans son ensemble tend aussi à l'élimination du capitalisme: c'est le mouvement néo-malthusien. Depuis sa naissance, il tend à prouver le contraire de ce que tend à prouver le Mouvement Abondanciste: que les ressources vitales de l'humanité tendent à diminuer par rapport à l'augmentation de la population.
Je ne partage pas ce pessimisme, basé, lui aussi, surdes interprétations de parti-pris. Dans l'ensemble, on peut affirmer que, grâce à la technique, la production agro-pécuaire et industrielle augmente, dans les nations civilisées de l'Occident européen, même par rapport à l'augmentation de la population. Mais d'une part, pour un certain nombre de ces nations civilisées, le plafond semble être atteint. Et d'autre part, on ne peut affirmer que dans les nations orientales, il soit possible d'atteindre le niveau de vie de pays comme la France, l'Angleterre, la Hollande, la Suède et la Norvège. Enfin, que l'ensemble du globe puisse atteindre le niveau des États-Unis d'Amérique.
*
Pour les abondancistes, l'abondance n'est pas seulement cela. L'abondance apparaît au momment où la production continue d'augmenter malgré l'apparition et le développement du chômage. Cela, disent-ils, met en évidence les contradictions du régime capitaliste et en justifie la disparition.Nous disons, nous, que tout régime d'exploitation de l'homme par l'homme, qu'il soit bourgeois ou capitaliste, abondanciste ou déficitaire, doit disparaître, simplement parce que l'exploitation de l'homme par l'homme est un fait matériellement monstrueux et que répudie la conscience humaine.
Ceux qui ne voient que la technique peuvent mépriser ces considérations morales que nous plaçons au premier rang. Avant la technique, il y a la justice. Et nous disons qu'abondance ou non, pléthore ou manque de produits, il faut socialiser la production et la consommation par esprit de justice.
La socialisation ne doit pas être fatalement le résultat de l'accroissement de la production. C'est précisément aux États-Unis, qui sont le plus près de l'abondance, que le socialisme, quelles que soient ses tendances, s'est le moins développé, et où l'on trouve le plus grand nombre d'ouvriers partisans du capitalisme. La socialisation doit être le fruit de la volonté humaine.
Si cette volonté manque, si la morale nécéssaire manque,
toute l'abondance et la surabondance possibles, ne mênent pas au socialisme.
Les crises du régime capitaliste sont parfaitement supportées dans les pays
riches. Si les chômeurs des États-Unis mouraient de faim en 1930,
l'organisation des secours permettait, à partir de 1935, de leur donner
un standart de vie supérieur à celui de beaucoup d'ouvriers européens
ayant du travail. Les abondancistes triomphent en disant que cela est
de l'Économie distributive. Mais cette Économie distributive ne détruit
pas l'exploitation de l'homme par l'homme, ni les crises périodiques,
ni les luttes impérialistes, ni l'exploitation des peuples plus
faibles, et ensuite elle est irréalisable dans la majorité des pays qui
n'ont pas la richesse des États-Unis. De plus, elle ne prépare pas la
mentalité humaine à l'établissement de la justice. Les trusts ont
avec elle la vie assurée, et les exploités le seront jusqu'à la fin des
siècles.
Commentaire
→ Il ne faut quand même pas exagérer!
*
À rebours des abondancistes qui déclarent que nous allons à l'égalité par l'abondance, nous affirmons que nous ne pouvons aller à l'abondance que par l'égalité économique. La dénonciation de "l'organisation de la rareté", laisse les capitalistes absolument indifférents. Jacques Duboin et ses disciples peuvent accumuler toutes les statistiques qu'il leur plaira, cela n'empêchera ni les paysans, ni les industriels de freiner la production, ni les commerçants de stocker et de détruire les marchandises quand leur abondance en fait baisser les prix. Les privilégiés ne se suicideront pas parce qu'on le leur demandera au nom de la science économique.
C'est pourquoi, pris dans leur contradiction fondamentale, tantôt les abondancistes prouvent par des chiffres que l'augmentation de la production (par exemple: les Etats-Unis ont multiplié de 1 à 20 la production d'acier en 13 ans, nous dit Jacques Duboin dans Libération) mène à l'abondance et au socialisme, tantôt ils prouvent par des chiffres que le capitalisme empêche d'arriver à l'abondance. Nous en concluons qu'il faut commencer par le détruire.
En réalité, aucun fait humain n'est mécanique. L'histoire est toujours, en premier ou en dernier lieu, le résultat de l'initiative, de la volonté, de la capacité des hommes. Sachons et veuillons exproprier le capitalisme, et nous réaliserons toute l'abondance possible. Pour faire l'histoire il ne suffit pas de propager des prophéties: il faut, ouvertement, détruire les obstacles qui empêchent d'arriver au but.
Dans les collectivités agraires d'Espagne, avec quarante pour cent des hommes mobilisés au front, on augmenta de trente pour cent les terres emblayées, et de plus, le rendement à l'hectare. La révolution engendrait l'abondance ou le maximum de production possible. Malgré la pauvreté, on arrivait à la justice sociale. Car l'Aragon, la Castille, l'Estrémadure, une partie du Levant et de l'Andalousie sont des régions pauvres, à part d'étroits espaces irrigués. Elles le sont plus encore si l'on compare leurs rendements à ceux de la Californie, du Canada ou du Nord de la France, soit à l'hectare, soit par agriculteur. Cependant, on y avait réalisé le socialisme libertaire, car où il y a suppression de l'exploitation de l'homme par l'homme et partage équitable des biens, il y a socialisme. Il se peut que les ouvriers n'aient pas d'automobiles, ni les paysans de tracteurs à six socs, de combines et d'avions pour répandre les insecticides: l'égalité économique et le maximum de bonheur possible n'en sont pas moins réalisés, et c'est cela qui compte.
Un nouvel aspect moral
Car les abondancistes n'oublient pas seulement l'homme comme facteur essentiel de réalisation du socialisme. Ils l'oublient en grande partie dans la société qu'ils aspirent à réaliser.
La formule: "La grande relève de l'homme par la machine" trouve naturellement des adeptes, car elle est séduisante. Nous répétons que nous avons toujours considéré le machinisme — et plus tard la chimie et toutes les applications de la science au travail — comme d'indispensables facteurs de progrès, et l'auteur de ces lignes, qui a fait les métiers les plus durs, a toujours lu en haussant les épaules les déclarations préconisant le retour à l'artisanat ou à la charrue romaine.
Mais affirmer que l'idéal est la suppression, pour l'ensemble des hommes, de tout travail personnel, de tout effort individuel utile à la collectivité, de toute obligation sociale matériellement réalisée, de toute participation à la production, de tout combat avec la matière et même de tout effort physique systématique, c'est nous conduire à l'insociabilité et à la décadence de l'espèce.
Kropotkine démontrait, toujours en 1885, que la généralisation des techniques partiellement appliquée à cette époque permettrait, avec quatre ou cinq heures de travail quotidien par travailleur, d'assurer à tous les membres de la société le maximum de confort convenable à cette époque. Quoique les besoins se soient multipliés — le cinéma, la radio, l'avion, le frigidaire, la cuisinière électrique auraient été alors de la surabondance, et ils sont devenus des nécessités normales — nous pourrions aujourd'hui ne travailler que quatre heures par jour.
Eh bien! nous n'en demandons pas plus. Entre zéro heure et quatre heures est toute la différence. Ce paradis abondanciste où il n'y aurait rien à faire, où les usines, les tracteurs, les batteuses, les moyens de transport travailleraient seuls, lasserait vite tous les hommes normaux. Et comme, si nous jugeons l'humanité telle que nous la connaissons, il faut bien passer son temps à quelque chose, c'est dans des occupations anormales, où les plaisirs sensuels, sous toutes leurs formes, domineraient, que l'humanité sombrerait. Le travail normal est non seulement une nécessité physique, il est plus encore une nécessité morale. C'est méconnaître la nature humaine que supposer tous les hommes et toutes les femmes suffisamment élevés pour se livrer, dans les dix heures par jour qui ne seraient pas dédiées au sommeil et à la nourriture, au sport, à la promenade, à l'étude, à des plaisirs qui tous seraient nobles.
La machine ne doit pas remplacer l'homme. L'homme doit se servir de la machine, ce qui est différent. Quand certains abondancistes affirment que l'ouvrier n'existe plus — ce qui est loin d'être réalisé — car des usines fonctionnent en Angleterre et aux Etats-Unis où il a été éliminé, et quand ils prévoient, en l'applaudissant, l'universalisation de ces applications, ils raisonnent comme des ingénieurs, comme des techniciens, non comme des hommes. Les statistiques leur font oublier la psychologie, la machinolâtrie, l'humanité. Mais nous voyons toujours l'homme-individualité, et toutes les individualités-hommes qui composent la collectivité.
Car la collectivité pourrit si les individualités pourrissent, la collectivité est malheureuse si les individualités sont malheureuses, et la collectivité ne s'élève que dans la mesure où s'élèvent toutes les individualités dont elle est constituée.
Le problème de l'État
Mais le différend le plus grand entre les conceptions de Jacques Duboin et celles de l'anarchisme se rapporte à l'État. Nous savons qu'un certain nombre d'abondancistes sont plus ou moins antiétatistes et, s'écartant sur ce point des théories de leur maître, se rapprochent de nous, et même s'identifient à nous. Dans sa Lettre ouverte au Général de Gaulle, Jacques Gugenheim se montre beaucoup plus libertaire qu'étatiste. Mais nous sommes bien obligés, quand nous parlons de l'Abondancisme, de nous baser sur ce qu'à ce sujet pense Jacques Duboin, même si ceux, ou partie de ceux qui le suivent, ne l'ont pas lu et, l'apprenant, manifestent leur désaccord.
Trop obsédé par l'économie, Jacques Duboin y rapporte tout. Pour lui, "l'inégalité des revenus est la source de toutes les injustices qui sont à la base des conflits sociaux" (Égalité économique, p 42).
Depuis Proudhon, depuis Godwin même, nous avons posé le problème de la propriété et l'égalité économique. Cela ne nous est donc pas étranger. Mais nous attribuons au problème de l'autorité une importance aussi grande, et plus grande même. Dans toute l'histoire, les conquérants qui n'avaient que la force et les moyens de domination politique, se sont servis de cette force et de cette domination pour s'emparer des terres et des ressources économiques de pays conquis, et se les partager en bouleversant souvent le régime de la propriété. Toujours l'Etat a été non seulement le garant des privilèges établi, mais une source de nouveaux privilèges, souvent au détriment des détenteurs traditionnels. Et nous affirmons que tant que l'État existera, il engendrera ,on seulement une hiérarchie politique et bureaucratique, mais une hiérarchie économique qui s'étendra pour se consolider, et qui ne vaudra pas mieux que les classes possédantes privées.
Jacques Duboin ne pense pas ainsi. C'est un étatiste forcené incapable -je vais le prouver- de concevoir une organisation collective en dehors de l'État.
Selon lui, l'État doit être, en régime abondanciste, l'organisateur de la production: "L'abondance, phénomène social, dépossède le producteur au profit de la collectivité. L'État qui la représente se trouve donc obligé d'assumer une nouvelle fonction sociale: celle de la production et de la répartition des richesses", écrit-il dans Égalité Économique (p 228).
"Pourquoi les fonctions de l'État ne seraient-elles pas étendues à la production des choses utiles?" (Libération, p 242).
"L'État est donc le seul qualifié pour exercer le monopole de la production dans la nouvelle économie" (Ibid, p 246). Et il continue: "Il est aussi sot qu'injuste de lui faire reproche de n'y avoir pas réussi dans l'économie des échanges, puisque, comme tous les producteurs, il était soumis à la sujétion du prix de revient et à la nécessité absolue de vendre ses produits".
Voici pour la production. Mais le rôle de l'État s'étend bien d'avantage: "Qui sera chargé de la production, de sa tarification, enfin de la production de la monnaie destinée à la consommation? L'État".
"Qui peut gérer les intérêts de la communauté, sinon l'État, représentant de l'intérêt général?" (Libération, p 141).
Et l'État gère ces intérêts, sous tous les rapports: "Disposant de toute la production à laquelle il attribuera chaque année une valeur conventionnelle, l'État créera des revenus dont le total sera égal à la valeur de la production". (Égalité Économique, p 201). Avec ces revenus, "l'État réalisera l'égalité économique de tous les consommateurs en leur distribuant un revenu qui variera avec leur âge, mais de la même importance pour tous les consommateurs du même âge". (Ibid)
Ce rôle de l'État n'est pas énoncé fortuitement. Jacques Duboin ne peut pas concevoir différemment la répartition du revenu social. Et il écrit: "Mais du jour où l'individu est soumis à l'accomplissement de fonctions comme celles de travail social, l'État lui doit sa part intégrale de surplus social. L'État va donc être chargé, dans toute société modernement équipée, d'assurer les conditions d'existence de tous ceux qui vivent dans la communauté". (Libération, p 242).
Et dans Égalité Économique (p 228), le fondateur du Mouvement Abondanciste insiste sur ce rôle prépondérant de l'État: "C'est alors qu'intervient un quasi-contrat: le citoyen fournit à l'État le travail dont il a besoin: c'est le service social; l'État fournit, au citoyen et à sa famille, le bien-être et la culture intellectuelle".
S'occupant du commerce extérieur, Jacques Duboin n'hésite pas non plus: "Mais l'État en aura donc le monopole? Sans contestation possible, je crois que nous nous y acheminons à grands pas". (En Route vers l'Abondance, p 131).
Puis cette confirmation: "L'État décidera, en connaissance de cause, ce que doit être le volume et la composition des exportations et des importations". (Libération, p 245).
C'est encore l'État qui organise l'instruction publique. Mais reprenant Platon, Jacques Duboin va plus loin dans la société abondanciste telle qu'il la décrit dans Kou l'Ahuri: "les enfants sont tous élevés ensemble de façon à apprendre de bonne heure la loi de la solidarité qui nous soude les uns aux autres. Et puis, il y avait trop de gens indignes d'élever les enfants" (p 171).
De façon que non seulement on étatise l'instruction, on détruit la famille et on étatise les enfants.
Sommes-nous arrivés au bout? Pas encore. L'organisation autonome locale disparaît: "Trésor, caisses des départements et des communes n'ont plus besoin de recettes quand l'État, répartissant les revenus à l'ensemble de la population, en dote le personnel qui lui est nécessaire". (Égalité Économique, p 212).
L'État constituera un Service social qui s'occupera, entre autres choses, de la construction, de l'hygiène, etc. Et "l'État, grâce au Service social, pourra former des spécialistes du bâtiment dans la proportion qu'exigeront les oeuvres à entreprendre". (Ibid, p 217).
L'État s'occupera des moindres détails: "En régime d'abondance, c'est l'État, grâce à ses travailleurs du Service social, qui réparera les dégâts causés par les fléaux naturels".
Enfin, Jacques Duboin se résume carrément: "Tout va donc être dirigé par l'État? Sans aucun doute", répond-il à la question qu'il souligne lui-même. (En Route vers l'Abondance, p 132).
Tout. Les communes n'existeront plus, ni les syndicats, ni les coopératives. Ou s'ils existent, ils seront des rouages passifs de l'État abondanciste.
*
Jacques Duboin a découvert une nouvelle conception de l'État. Dans le nouvel ordre de choses, "les attributions nouvelles de l'État vont l'obliger à se transformer de fond en comble... Les hommes, certes continueront à naître inégaux, mais le grand bienfait de la société, par l'intermédiaire de l'État, est de diminuer, dans toute la mesure du possible, cette inégalité en procurant à tous le bien-être, l'éducation, les secours, bref la sécurité. L'État est la plus haute manifestation de la solidarité nationale qui, logiquement, a pour fin suprême le progrès de l'humanité, c'est-à-dire l'amélioration du sort matériel et moral de tous ses ressortissants". (En route vers l'Abondance, p 132-133).
Hégel lui-même est dépassé. Et Jacques Duboin fait sienne cette affirmation purement théorique et idéaliste de Spinoza:
"La fin de l'État n'est pas de faire passer les hommes de la condition d'êtres raisonnables à celle de brutes ou d'automates, mais au contraire, il s'est constitué pour que leur âme et leur corps s'acquittent en sûreté de toutes leurs fonctions, pour qu'ils ne luttent point de haine, de colère ou de ruse, pour qu'ils se rapprochent sans malveillance les uns des autres. La fin de l'État est en réalité la liberté".
Je ne doute pas que tel est le but désiré par Jacques Duboin. Pour lui, comme du reste pour Engels, pour Marx et pour Hobbes, le rôle de l'État est, en régime capitaliste, de maintenir l'équilibre et l'harmonie entre les classes antagonistes de la société. "Qu'on supprime les classes, et on libère l'État de la plus essentielle de ses attributions, écrit-il. Il recouvre alors toute latitude pour en assumer d'autres". (Libération, p 243).
"L'État, en régime d'abondance, n'a absolument rien de commun avec l'État que nous avons connu et que nous connaissons encore en régime de rareté... Comment comparer l'État dans un pays où les conditions sont inégales avec l'État dans un pays où règne l'égalité des conditions? Dans une société de classes, l'État est monopolisé par l'une d'elles afin d'assurer sa prépondérance, ou bien il sert d'arbitre entre toutes. Dans les deux cas, ses attributions tombent comme feuilles mortes au sein d'une société sans classes". (Égalité économique, p 227).
Aussi, l'État dont rêve Jacques Duboin n'a encore jamais existé dans
l'histoire. Bien qu'il assumera la totalité des fonctions sociales — production,
distribution, finances, tarification des produits, établissement
des salaires,
Commentaire
→ Grosse erreur: IL N'Y A PAS DE SALAIRES en Économie distributive!
instruction publique, commerce international, construction d'immeubles,
urbanisme, élevage de l'enfance, activités municipales, transports,
etc., etc. — il ne sera pas totalitaire , mais utilitaire.
Jacques Duboin a trouvé cette formule qui n'appartient qu'à lui. Nous
serons étatisés jusqu'à la pointe des cheveux, et les habitants du
dernier village de France ne pourront pas faire une coupe dans le bois
communal ou paver leurs rues sans l'autorisation du fonctionnaire
correspondant de l'État. Mais nous serons étatisés utilitairement, non
totalitairement.
En matière économique, l'État de Jacques Duboin ne laisse donc aucune place à la création, à l'initiative des organisations, des individus et des groupes d'individus. Mais en matière politique, les perspectives ne sont pas meilleures.
Car, quoique Jacques Duboin veuille, par l'État, sauvegarder non seulement le bien-être, mais la liberté des individus, l'esprit et le mécanisme implacable de l'État l'entraînent vers des conceptions liberticides dès qu'il aborde la réalisation pratique de ses idées.
"L'État utilitaire, écrit-il dans Demain, est dirigé non par une classe, mais par les individus les plus capables".
Comment sont choisis ces individus? Jacques Duboin propose que la Souveraineté nationale soit déléguée dans le Conseil des cinq cents, qui élira le gouvernement. Et le Conseil des cinq cents serait élu dans les proportions suivantes: 100 par les cadets de 20 ans, 200 par les travailleurs, 200 par les aînés.
Mais le gouvernement nommé par le conseil des cinq cents, ayant en main l'État et tous ses rouages, ses forces de pression et de répression, qui pourrait l'empêcher d'agir à sa guise, comme l'ont toujours fait tous les gouvernements et tous les États?
Pour éviter cet écueil, on nous dit que l'État utilitaire peut fort bien être doté d'une Constitution à base du suffrage universel. Mais qui empêchera le gouvernement de violer la Constitution?
Dans le régime des partis politiques, l'opposition peut au moins combattre les initiatives anticonstitutionnelles. L'intérêt, les postulats ou la menace qui pèsent sur ces partis leur commandent d'entraver les mesures illégales. Là où il n'y aurait plus que des délégués qualifiés de techniciens, cette ressource même, malgré son insuffisance, disparaîtrait.
Mais les chemins sont divers pour arriver au but. Comme Jacques Duboin ne veut pas faire la révolution plus ou moins violente, comme le Mouvement de l'Abondance se propose d'agir en préparant "des réformes de structures qui, en instaurant l'Économie distributive, assureront à tous le bien-être et la sécurité matérielle du lendemain", en recrutant ses partisans dans tous les partis, comme il veut conserver l'État, la conséquence en est que:
"Sans entrer dans l'étude détaillée des rouages indispensables ni du fonctionnement du mécanisme, ont peut dire que l'État utilitaire peut s'accomoder de tous les systèmes de gouvernement et, en me gardant de prétendre avoir découvert le meilleur, je me borne à montrer que sa gestion n'est pas incompatible avec le contrôle des citoyens, et même des citoyennes. Répétons encore qu'il ne s'agit nullement de priver la masse de ses droits politiques, mais de l'éduquer pour qu'elle devienne capable de les exercer. Supposons le problème résolu".
Ces lignes, extraites de Demain, sont une révélation. Et les idées qu'on y expose méritent d'être reprises une à une.
"L'État utilitaire peut s'accomoder de tous les systèmes de gouvernement". Donc gouvernement monarchiste ou républicain, centraliste ou fédéraliste, libéral ou dictatorial? Et que devient le Conseil des cinq cents? La hantise de la conquête de l'État mène aux incohérences les plus ahurissantes.
"Sa gestion (de l'État utilitaire) n'est pas incompatible avec le contrôle des citoyens, et même des citoeyennes". Cette phrase n'implique-t-elle pas que ce contrôle n'est pas obligatoire, que s'il est compatible avec l'État utilitaire, cet État peut aussi exister sans lui, qu'il est concevable sans lui? En politique, le mode dubitatif équivaut toujours à une négation.
Enfin "il ne s'agit nullement de priver la masse de ses droits politiques, mais de l'éduquer pour qu'elle devienne capable de les exercer".
Cette phrase éclaire la précédente. Il faut éduquer la masse pour qu'elle devienne capable d'exercer ses droits politiques. Cela mêne à tout, mais pas à la liberté. Car si l'on considère que la masse n'est pas capable d'exercer ses droits politiques, cette incapacité est incompatible avec le contrôle des citoyens et des citoyennes sur l'État "utilitaire" qui fatalement devient politiquement totalitaire en politique, comme il l'est en économie.
Dans leur théorie de l'État, Marx, Engels et Lenine n'allaient pas si loin.
Ils ne faisaient pas de l'État l'organisateur définitif éternel et
unique de toute la vie sociale. Pour eux, les classes ayant disparu,
l'État né d'elles et se maintenant par elles, devait disparaître à son
tour. Son utilisation comme instrument révolutionnaire était donc
provisoire. Et en théorie, Marx, Engels et Lénine aboutissaient à
l'anarchie..
Commentaire
→ Je prétend que l'Économie distributive aussi, en perfectionnant la "phase socialiste"!
L'exemple russe est là pour nous prouver que, dans leurs critiques, les anarchistes avaient raison contre eux. Les classes possédantes traditionnelles ont disparues en Russie. Il n'y a plus de capitalistes, de bourgeois au sens classique du mot. Mais il y a toujours des prolétaires. Car l'État a engendré de nouveaux privilèges et de nouveaux privilégiés. Ce sont ses créatures, ses commissaires, ses bureaucrates, ses fonctionnaires, ses administrateurs, ses hauts directeurs d'usine, ses techniciens, et les membres du parti dominant, qui expoitent maintenant la masse des ouvriers et des paysans.
L'État "transitoire" comme l'appelaient les marxistes a généralisé les inégalités sociales plus que le capitalisme lui-même, et il est devenu volontairement immuable. Maintenant encore, il y a en U.R.S.S. des travailleurs gagnant moins de 150 roubles par mois, des hauts fonctionnaires et techniciens qui en gagnent 20 000, des étoiles de la danse qui en gagnent 30 000. À cela s'ajoute les bonifications, proportionnelles aux salaires de base.
Ce n'est pas nouveau. La part du revenu social prélevée par l'État socialiste des Incas était supérieure à celle prélevée plus tard par le capitalisme. Et c'est l'État qui, dans l'ancienne Rome, est à l'origine des grandes fortunes personnelles. Aussi, aujourd'hui, y a-t-il des millionnaires en Russie. Et des millionnaires en roubles, ne l'oublions pas.
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Jacques Duboin a déjà répondu à ceux qui combattent l'État qu'on ne peut pas juger celui qu'il préconise car il n'a pas été essayé. Mais de tels essais coûtent trop cher à l'humanité pour qu'on se lance ainsi à ces aventures dont la Russie nous dit les horribles conséquences. Lénine et ses amis étaient des révolutionnaires au moins aussi sincères que les abondancistes, et, répétons-le, ils ne préconisaient qu'un État transitoire. Lénine écrivait (L'État et la révolution): "Tant que l'État existera, il n'y aura pas de liberté; quand la liberté sera, l'État aura disparu". Nous voyons cependant où nous a menés l'État transitoire. Que serait-ce avec l'État définitif de Jacques Duboin?
Celui-ci répond, il est vrai que la Russie n'est pas encore entrée dans l'ère de l'abondance, et que de là dérivent les inégalités sociales.
Trop économiste et pourtant pas assez, et pas du tout psychologue, il n'a pas compris qu'il ne peut pas y avoir dans l'égalité économique d'abondance suffisante pour satisfaire les besoins devenus normaux des classes privilégiées dans la société basée sur l'inégalité économique. Que pour les individus composant ces classes, c'est une nécessité de manger du caviar tous les jours ou presque, d'avoir des fourrures et des automobiles de choix, des maisons de plus en plus luxueuses, des serviteurs, des chauffeurs, etc. Et, peut-être, plus encore, que la vanité d'appartenir à une classe "supérieure" les ferait renoncer à la vie plutôt qu'au rang social qu'ils occupent.
Il n'a pas compris que cet esprit de classe devient esprit de caste quand il se double de la psychologie autoritaire propre à ceux qui cumulent la fonction de chefs, petits ou grands, et de privilégiés dans l'ordre économique. Et que la vanité de caste fait partie de leurs besoins.
Et quoique Jacques Duboin et ses amis soient sincères et ne désirent pas de privilèges personnels, l'État qu'ils organiseraient nous mènerait, comme tout État a toujours mené, à ce que nous ne connaissons que trop.
La cause fondamentale de l'erreur des abondancistes étatistes, qui sont les plus nombreux, réside dans leur psychologie de techniciens. Ils ont l'habitude de commander par en haut. Ils confondent la société humaine avec l'usine, les êtres humains avec les machines. Ils ne comprennent pas que la population de chaque pays est un ensemble d'hommes, de femmes et d'enfants ayant une intelligence, une pensée, un esprit, un cerveau, un cœur, une volonté, des instincts, des sentiments, des préférences, des goûts, des aversions, de l'initiative, des nerfs, une sensibilité. Et qu'un monde d'hommes, de femmes et d'enfants n'est pas un monde de robots.
L'idéal, pour les abondancistes, serait de nous donner tout parfaitement préparé, tout fait même, en pensant pour nous, en organisant pour nous. Ils nous libéreraient non seulement du travail matériel, mais de tout effort de pensée, de toute préoccupation sur notre sort et celui de nos semblables.
Nous les en remercions sans ironie, mais nous préférons nous occuper nous-mêmes de nos propres affaires. Et nous disons que l'humanité, c'est-à-dire tous les individus qui la composent, ne progressera socialement que dans la mesure où elle s'occupera, directement, de forger son destin.
Tout diriger d'en haut, c'est tout avilir en bas. La principale noblesse humaine est l'action créatrice. Nous considérons que tout individu doit prendre, dans la collectivité locale, professionnelle, culturelle, artistique, etc., à laquelle il appartient, les initiatives et les responsabilités, ou la part d'initiative et de responsabilité qui lui incombe comme membre de la société.
Ce n'est que dans et par cette création collective et directe, non par l'organisme interposé de l'État, que l'individu prendra conscience ou développera la conscience de ses devoirs sociaux. Sans cette conscience de plus en plus développée, toute société est condamnée à la déchéance.
Nous ne demandons pas la liberté d'être passifs, mais d'exercer nos facultés intellectuelles, physiques, morales; sans quoi il n'y a pas de liberté, il n'y a au bout que le néant.
Jacques Duboin défigure les postulats de l'anarchisme, en faisant de l'individualisme notre revendication essentielle. Dans l'article dont j'ai parlé, il écrit à notre intention: "Faire de l'individu d'aujourd'hui, dans le domaine économique, la mesure de toutes choses, est devenu antisocial". Et, ajoute-t-il, "si votre expérience en Espagne a pu réussir quelque temps, c'est qu'elle se déroulait dans un pays qui n'était pas modernement équipé".
Or, Jacques Duboin, qui a lu l'Entr'aide, qui la cite et qui s'en est servi, qui sait comment on pratiquait la solidarité dans nos collectivités d'Espagne — le seul mot de collectivité indique assez le sens de leur action — sait aussi que nous ne plaçons pas l'individu au-dessus de la société, ni la société au dessus de l'individu. Mais pour nous la société n'est pas l'État, et il est d'autres organisations collectives que celle de l'État.
Depuis Baboukine et la Première Internationale, nous avons toujours préconisé, pour réorganiser la société, les syndicats et les communes, les fédérations syndicales et les fédérations de communes, nationales et internationales. Nous ajoutons maintenant les coopératives et les fédérations coopératives, toutes choses existant déjà et qu'il suffit d'adapter à leurs fonctions nouvelles. Mais toutes choses qui sont aux mains des producteurs, des consommateurs, des citoyens, des intéressés, et non pas une superstructure organique fonctionnant en dehors d'eux et hors de leur contrôle, comme c'est le cas de l'État.
Si l'on nous demande comment ces fédérations syndicales et agraires,
organisées nationalement et internationalement, pourraient coordonner
leurs efforts, je répondrai que dans la mesure où l'on peut prévoir
l'avenir, les anarchistes ont apporté bon nombre d'idées dans une série
de livres dont Le Monde Nouveau, de Pierre Besnard, est le dernier. Et que les
abondancistes n'ont rien apporté du tout,
Commentaire
→ C'EST FAUX! Ils ont apporté la MONNAIE DISTRIBUTIVE!
sauf leur affirmation que l'État organiserait toutes choses, ce qui est
une réponse providentielle, mais non une explication détaillée de
l'organisation, du fonctionnement, des rouages de toute la société
abondanciste. Simplement parce qu'il est impossible de prévoir de
toutes pièces une société nouvelle.
*
En résumé, la critique faite par le Mouvement de l'Abondance est des
plus utiles, quoique elle ait pris, directement ou indirectement à
l'anarchisme et aux différentes écoles socialistes, la plupart de ses
idées. Mais les fondements théoriques de son socialisme et ses moyens
de réalisation pratique sont faux et dangereux. Nous sommes prêts à
admettre toute idée nouvelle qui ajoute vraiment quelque chose d'utile
aux courants sociaux déjà existants, à condition qu'elle soit féconde
et qu'elle ajoute aux possibilités d'émancipation des hommes.
Les idées de l'Abondancisme, dont seule la justification du socialisme par
l'abondance lui est propre,
Commentaire
→ ainsi que la MONNAIE DISTRIBUTIVE...
sont ou négatives, ou dangereuses.
Il convenait de dire ce que ce mouvement nous a pris et ce que nous devons combattre en lui.
Gaston LEVAL
CONCLUSION
Gaston LEVAL a tout à fait raison de souligner que l'on ne doit pas justifier le socialisme par l'abondance, ni le capitalisme parla "rareté".
Il doit toutefois revoir sa copie en ce qui concerne la monnaie distributive!
Actuellement les partisans de l'économie distributive ne sont plus étatistes comme l'était Jacques DUBOIN: consultez la rubrique "contrat civique" pour plus de détails...
Enfin, je considère — personnellement — que l'abondancisme NE FAIT PAS PARTIE de l'économie distributive!