Pourquoi nous Travaillons
Par goût? Par intérêt? Par besoin? Pour l'argent?
Par Edward L. DECI
Reproduction d'un article de la revue Hé...Basta!(C.P. 301, haute-ville, Quebec)
AVANT-PROPOS
L'inlassable curiosité des enfants ne cesse de m'étonner. Que n'explorent-ils pas? Les objets sont là pour être touchés, sentis, goûtés et si possible mangés. Ils apprennent, et cela les excite et les réjouit. Et pourtant, lorsqu'ils arrivent au lycée, les voilà qui se plaignent bien souvent de ne pas aimer l'école et de devoir "apprendre des choses". Leurs études terminées, le plus souvent ils cessent complètement de lire et de se cultiver.
Mes travaux des trois dernières années peuvent expliquer en partie cette perte de la curiosité. J'ai pris comme point de départ la distinction que font les psychologues entre les motivations intrinsèques et extrinsèques. Lorsqu'une personne fait quelque chose uniquement pour le plaisir qu'elle en tire, on dit qu'elle est intrinsèquement motivée. L'activité est dans ce cas une récompense en soi. Il m'est arrivé personnellement de passer douze heures d'affilée à faire un puzzle; personne ne m'y avait obligé, personne n'a même été mis au courant. Ma motivation avait été intrinsèque. Au contraire, lorsque quelqu'un fait quelque chose pour une récompense extérieure, de l'argent ou une meilleure situation ou pour éviter un châtiment, une perte d'argent ou un renvoi, on dit que sa motivation est extrinsèque.
Nombreux sont les psychologues qui ont donné des exemples d'actes dont la motivation est intrinsèque, comme l'exploration ou la curiosité. Harry HARLOW nous rapporte que les singes peuvent passer des heures sur un puzzle sans récompense apparente; il semble qu'ils aiment faire cela, tout comme moi-même. Robert W. WHITE suggère que l'homme s'efforce d'avoir des rapports efficaces avec son environnement: selon lui, il y a en nous une motivation intrinsèque pour la créativité, la spontanéité et la curiosité. Daniel BERLYNE et d'autres chercheurs ont écrit sur le jeu, qui est également une activité intrinsèque. Autrement dit, il apparaît clairement que les gens font de nombreuses choses simplement parce qu'ils éprouvent du plaisir à les faire.
LA MOTIVATION INTERNE: EFFET TRÈS POSITIF
Prenons maintenant le cas d'une personne engagée dans une tâche d'un intérêt intrinsèque pour laquelle elle se trouve également récompensée de façon extrinsèque. Cette situation est précisément celle de l'enfant quand il grandit: il est désireux d'apprendre, mais bientôt l'école contrôle son apprentissage par des notes, des menaces de zéros, des tableaux d'honneur et ainsi de suite. Il faut se demander ce qui arrive alors. Le renforcement extrinsèque augmente-t-il la motivation intrinsèque de quelqu'un, la diminue-t-il ou bien la laisse-t-il inchangée?
À la recherche de réponses à ces questions, j'ai obervé des centaines d'étudiants alors qu'ils se penchaient sur un travail intrinsèquement intéressant. Je me suis servi d'un puzzle très répandu, qui a pour nom "soma", et qui se compose de sept morceaux en trois dimensions, tous de forme différente. Nous avons demandé aux étudiants de se servir des morceaux afin de reproduire plusieurs formes que l'on avait tracées sur du papier. Nos tests pilotes ont clairement démontré que les étudiants trouvèrent le puzzle intrinsèquement très intéressant.
Le profil de notre série d'expériences était toujours le même. Nous donnions à chaque étudiant quatre formes à reproduire, en lui accordant dix minutes par puzzle. S'il n'était pas parvenu à résoudre le puzzle pendant ce temps, nous l'interrompions pour lui montrer la solution. Après avoir fini les quatre puzzles, l'étudiant restait seul dans la salle de test, et il était libre de faire ce qu'il voulait: lire une revue, faire un puzzle de plus, ou n'importe quoi d'autre. Nous pensions que si les étudiants continuaient de faire des puzzles une fois livrés à eux-mêmes, ce serait par motivation intrinsèque, puisqu'ils étaient libres de faire autre chose. Par conséquent, le temps supplémentaire qu'ils consacraient au puzzle "Soma" état notre mesure de leur motivation intrinsèque pour cette activité.
L'ARGENT: IL DIMINUE L'INTÉRÊT
Lors de notre première expérience, nous avons cherché à déterminer l'effet de l'argent. Nous avons annoncé à la moitié des soixante-quatre étudiants sujets qu'il recevraient un dollar pour chaque réponse correcte: ils pouvaient donc gagner un maximum de quatre dollars (la moyenne dépassait deux dollars). La récompense en argent dépendait donc de leur performance. L'autre moitié des étudiants travailla également aux quatre puzzles, mais sans être payée pour la réponse correcte.
L'argent fit une différence. Les étudiants que nous avions payés passèrent considérablement moins de temps à faire les puzzles que ceux qui les firent à titre gratuit. Après les avoir payés pour l'exécution d'un jeu, leur motivation intrinsèque diminua: dans une certaine mesure, ils s'étaient mis à dépendre de la récompense externe.
Au cours d'une seconde expérience, Wayne CASCIO et moi-même avons cherché à savoir si les menaces de châtiment auraient le même effet. Nous avons dit à la moitié des trente-deux étudiants que s'ils n'avaient pas résolu le problème au bout de dix minutes, une sonnerie retentirait pour leur indiquer que le temps accordé était écoulé. Nous avons fait retentir la sonnerie à titre d'exemple, afin qu'ils sachent bien qu'il s'agissait d'un bruit extrêmement désagrable, à éviter à tout prix. Ce groupe s'attaqua donc au "Soma" en partie pour éviter un châtiment (la sonnerie). Il s'est révélé que ces étudiants, tout comme ceux qui avaient travaillé pour de l'argent, eurent par la suite moins d'intérêt intrinsèque pour le puzzle que les étudiants qui n'avaient pas été menacés du bruit désagréable. En fait, peu d'étudiants eurent à supporter le châtiment de la sonnerie, car presque tous parvinrent à résoudre tous les problèmes. Il semble donc que la menace du châtiment ait joué un rôle crucial dans la diminution de leur motivation intrinsèque.
En un troisième temps, nous avons donné deux dollars à chaque étudiant pour sa participation à notre expérience, quel que fût son résultat, au lieu de payer pour chaque solution. Il n'y eut alors aucun changement dans la motivation intrinsèque.
LES COMPLIMENTS: EFFET FAVORABLE
Ces constatations peuvent s'expliquer en termes de lieu de causalité. C'est à dire que lorsqu'une personne fait quelque chose sans récompense apparente, elle attribue son comportement à des causes internes: "je fais ceci parce que j'aime le faire", semble-t-elle dire. En revanche, lorsqu'on lui donne des raisons externes, elle se met à attribuer son comportement à d'autres causes: "je fais ceci pour de l'argent, ou pour éviter un châtiment". Lorsque nous avons payé nos étudiants pour chaque solution, le lieu de causalité de leur comportement s'est déplacé des raisons internes aux raisons externes. Ils ont rapidement vu dans l'argent la raison de leur comportement. Cependant, lorsque nous n'avons pas lié directement les paiements aux résultats, c'est-à-dire lorsque tout le monde a reçu la même somme, les étudiants ont été moins enclins à penser que l'argent était la raison du travail. Puisque ce n'était pas après avoir fait le puzzle qu'ils obtenaient l'argent, ils avaient moins de raisons de penser qu'ils faisaient le puzzle pour ce motif.
Le changement du lieu de causalité est l'un des deux procédés qui agissent sur la motivation intrinsèque. L'autre concerne la rétroaction verbale. Nous avons découvert que si nous récompensions chaque réponse correcte d'un étudiant par des termes comme: "Bien, voilà qui est très rapide", la motivation intrinsèque de celui-ci augmentait considérablement. Les quarante-huit étudiants que nous avons loués en ces termes nous ont dit plus de bien des puzzles et leur ont consacré plus de leur temps libre que les autres étudiants.
Pourquoi la récompense verbale augmente-t-elle la motivation intrinsèque, alors que la récompense par l'argent la diminue? Nous pensons que la réponse est la suivante: une activité à motivation intrinsèque procure à une personne un sentiment de compétence et de détermination: "Si j'ai passé douze heures à faire ce puzzle, c'était en partie par une volonté farouche de triompher du maudit problème, et ma réussite a renforcé mon sentiment de compétence". La rétroaction verbale a le même effet: elle renforce la confiance qu'une personne peut avoir en elle-même; elle lui donne un sentiment de compétence et de volonté. Ainsi les récompenses externes ont au moins deux fonctions: l'une est une fonction de contrôle, qui place la personne sous la dépendance de la récompense; l'autre est une fonction rétroactive qui agit sur son estimation de sa compétence et de sa volonté. L'argent et les menaces sont des moyens de contrôle courants; d'habitude, ils ne nous apparaissent pas comme des preuves de notre compétence. Les louanges et les compliments, en revanche, procurent un sentiment de bien-être. Dans ce sens, la rétroaction verbale venant de quelqu'un d'autre peut très bien ne pas différer de la rétroaction qu'une personne se donne elle-même, sur le plan phénoménologique; les deux l'aident à se sentir capable et méritante. Par conséquent, les deux maintiennent la motivation intrinsèque.
Bien sûr, il se peut qu'une forte dose de récompense verbale rende une personne dépendante des louanges, tout comme elle finit par dépendre de l'argent ou des menaces; et il se peut également que ce genre de dépendance diminue aussi la motivation intrinsèque. Mais jusqu'à présent, nous pouvons conclure que la récompense par rétroaction est très différente de la récompense par contrôle.
L'ÉCHEC: EFFET TRÈS NÉGATIF
Au cours de l'expérience suivante, nous avons donné à nos sujets à la fois de l'argent (un dollar par puzzle résolu) et des louanges. Apparemment, les deux sortes de récompenses s'annulent; ce groupe a fait preuve du même degré de motivation intrinsèque que le groupe qui n'avait ni l'une ni l'autre des récompenses.
Pour finir nous avons cherché à savoir ce qui arriverait dans le cas d'une rétroaction négative. CASCIO et moi-même avons donné à trente-deux étudiants de nouveaux puzzles bien plus difficiles que les précédents. Ils ne réussirent absolument pas à les résoudre; il fallait s'attendre à ce que par la suite, ils y passent bien moins de temps que les vingt-quatre étudiants qui avaient travaillé à des puzzles plus faciles, avec un degré de réussite plus élevé. Les sentiments négatifs liés à l'échec compensèrent les sentiments positifs liés au puzzle. L'échec l'emporte; il semble que l'on ait moins de motivation de poursuivre une tâche que l'on ne réussit pas. De même, nous avons découvert que la rétroaction verbale négative diminue aussi la motivation intrinsèque.
LES APPLICATIONS AU MONDE RÉEL
On peut également introduire dans ce genre de recherche un autre aspect de la psychologie sociale: la justification insuffisante. Cette théorie prétend que lorsque les gens n'ont pas de raisons externes suffisantes pour expliquer leurs actes. Ils développent des raisons internes; les attitudes changent en conséquence. Par exemple, Elliot ARONSON et J. MERILLE CARLSMITH avertirent avec sévérité un groupe d'enfants de ne pas toucher à un certain jouet, alors qu'ils donnèrent à un autre groupe une mise en garde plus légère. Le premier groupe avait une raison externe précise d'éviter ce jouet tentant: il n'avait donc pas besoin de justification interne pour ne pas y toucher. Mais le second groupe, que l'on avait mis en garde moins sévèrement, changea considérablement son attitude à l'égard du jouet: les enfants décidèrent que de toute façon ils n'avaient pas envie de jouer avec "ce machin stupide". Puisque les menaces extérieures étaient insuffisantes, ils s'étaient créé des raisons internes. Jonathan FREEDMAN a fait part de résultats semblables. Les enfants qui s'étaient créé des raisons internes pour ne pas toucher au jouet avaient moins de chance de se divertir avec lui dans une situation sans contrainte, même deux mois plus tard. Il apparaît donc que les contrôles intrinsèques ont un effet durable.
Lorsque l'on applique les résultats de ces expériences au monde réel, on commence à comprendre pourquoi la curiosité et le plaisir d'apprendre diminuent au fur et à mesure que l'enfant grandit. Quand l'enfant entre à l'école, il devient immédiatement sujet à de nombreux contrôles extrinsèques. Les professeurs lui donnent des notes et le préviennent qu'il échouera s'il ne fait pas ce qu'on lui demande de faire; ils décident de ce que l'enfant doit apprendre, et du rythme auquel il doit l'apprendre. Il y a des parents qui renforcent cette démarche en promettant de l'argent ou des cadeaux en récompense de bonnes notes. Ainsi l'enfant se met à travailler pour les notes, ou pour le cadeau, ou pour éviter les conséquences de l'échec. Il en résulte un élève qui ne travaille que pour des récompenses externes.
John HOLT a magnifiquement décrit cette démarche. Les enfants échouent, dit-il, parce qu'ils ont peur de la punition et parce que les tâches monotones et banales qu'on exige d'eux les ennuient. L'école leur apporte peu de choses intrinsèquement intéressantes et, même lorsque c'est le cas, les professeurs exercent un tel contrôle sur le comportement des élèves qu'ils détruisent la moindre motivation intrinsèque qui aurait pu exister. Les enseignants ne sont pas les seuls à vouloir savoir comment maintenir la motivation intrinsèque. Les entreprises et les administrateurs sont également préoccupés par ce problème. Les psychologues du travail commencent à s'intéresser aux facteurs qui peuvent promouvoir la motivation intrinsèque de l'ouvrier et la participation de son "moi" à son travail. Ils sont en faveur des genres de travaux qui font appel à la créativité et ils prétendent que les ouvriers doivent participer aux décisions prises par l'entreprise. D'autres, en revanche, se tournent vers des systèmes de récompense qui lient l'argent et autres bénéfices à la performance. Les pourcentages sur les ventes et les primes en sont des exemples. Mes recherches indiquent pourtant que de tels modes de paiement diminuent la motivation intrinsèque que suscitent un travail intéressant et la participation aux décisions. Les salaires fixes, qui ne sont pas directement liés au rendement du travailleur, courent moins ce risque.
IL VAUT MIEUX MOTIVER QUE CONTRÔLER
Nombreux sont ceux qui prétendent que si l'on supprime les contrôles externes, les gens pataugeront dans leur liberté toute neuve et en abuseront.
"Supprimez le règlement, disent les censeurs, et les collégiens ne rentreront plus au dortoir".
"Supprimez les menaces de sanction, disent les employeurs, et les employés ne travailleront plus".
"Supprimez les notes, disent les parents, et mon enfant ne se préparera pas à l'examen".
En fait, ils ont sûrement raison. Les contrôles externes auxquels ils ont recours ont remplacé le contrôle interne, si bien que la première réaction à la suppression des contrôles externes peut fort bien se traduire par un comportement chaotique ou destructif. Néanmoins, je pense que l'on peut rétablir le contrôle interne. Une personne obligée de ne compter que sur ses propres ressources établit des contrôles internes et des limites. Cela arrivera tout particulièrement si le censeur, l'employeur ou les parents le soutiennent.
La motivation intrinsèque et les contrôles internes présentent l'avantage d'opérer sans contrôle extérieur. Ce qui est plus important encore, c'est qu'ils aident l'individu à préserver son amour-propre et son sentiment de sa valeur personnelle. Abraham MASLOW, dans "Eupsychian Management", soutient que les contrôles internes sont moins angoissants et mènent plus à une solide santé morale que les contrôles externes. Il m'apparaît clairement que si nous voulons que les gens aiment ce qu'il font, que leur travail leur procure de la joie et de la satisfaction au même titre que leurs loisirs. Il faut que nous fassions deux choses. Nous devons créer plus d'activités intéressantes et satisfaisantes en elles-mêmes; et nous devons nous garder d'utiliser les récompenses extrinsèques d'une façon qui réduise le niveau d'intérêt des activités intrinsèquement motivées. Nous devons apprendre à donner des encouragements verbaux à nos amis, collègues et enfants, et à avoir moins facilement recours à la récompense ou à la menace. On peut très bien obtenir des autres ce que l'on veut par le contrôle externe, mais de tels contrôles les dispensent de se sentir responsables des actes ainsi accomplis. Il semble qu'en contrôlant les autres, on s'assure essentiellement qu'ils ne se contrôleront pas eux-mêmes.